Il était, en quelque sorte,
l’Ange-gardien du Président Sankara le jour du coup d’Etat. Lorsque les armes
ont commencé à crépiter, il a tenté, avec ses hommes, de se réorganiser. Mais
surprise ! Leur magasin d’armes était scellé. Impossible donc de
s’approvisionner. Et là, un déclic se fait dans sa tête. «Je me suis rappelé de
ce que le Président m’a dit dans la nuit du 14 au 15 octobre 1987». Cette
nuit-là, les deux hommes ont longuement échangé sur le climat délétère qui
prévalait. Les prémices d’un coup d’Etat étaient bien visibles. «Sankara m’a
dit: ça peut arriver ou pas. Mais si ça arrive, n’oublie pas Philippe et
Auguste». Voici donc l’Adjudant Nacoulma au pas de course. Il fait
immédiatement venir un véhicule, donne des instructions. Vite, il faut sauver
les enfants ! Vite, très vite ! Interview exclusive.
Courrier
confidentiel : Où étiez-vous le 15
octobre 1987 aux environs de 16h30 mn ?
Adjudant Emile Nacoulma: J’étais au Palais présidentiel.
J’étais le chef du groupe chargé de la sécurité rapprochée du Président. Nous
sommes montés, dans un premier temps, du 14 octobre à 7h au 15 matin à la même
heure. Nous avons, par la suite, tenu une réunion au Conseil de l’entente.
Après cette réunion, je suis allé me restaurer avant de revenir pour le sport
qui était prévu à 16h. Mais dès 14h30, j’étais de retour au Palais. Quand le
Président Sankara est sorti de chez lui, il est d’abord allé à la Présidence
avant de se rendre au Conseil. Moins d’une demi-heure après, aux environs de
16h30 mn, nous avons entendu des rafales.
Au moment où vous étiez au
sport ?
Oui.
Il y avait le sport de masse. J’y étais avec d’autres militaires. Lorsqu’il y a
eu les rafales, j’ai immédiatement tenté de savoir ce qui se passait. Les téléphones
Talkie-walkie qu’utilisait la garde rapprochée du Président ne répondaient pas.
J’ai tenté en vain de joindre les autres. J’ai donc appelé la ligne fixe du
Conseil. Et là, j’ai appris que l’Escadron de transport et d’intervention
rapide (ETIR) voulait nous envahir et que nous devions nous préparer en
conséquence. Nous étions donc en train de nous organiser. Mais curieusement,
nous avons constaté que notre magasin d’armes était scellé. Impossible donc de
renforcer notre dispositif en armes et munitions. L’un des véhicules à notre
disposition était muni d’un poste radio. Nous l’avons aussitôt allumé. La Radio
nationale diffusait des déclarations dans lesquelles on traitait le Président
de renégat. Cela nous a énormément choqués. Entre-temps, nous avons aperçu un
véhicule militaire (une «cascavelle») qui fonçait vers nous. Il s’est ensuite arrêté
à l’entrée principale du Palais, pratiquement en face de nous. Nos éléments ont
voulu faire sauter le véhicule avec une roquette de type RPJ7. Je leur ai dit
de ne pas tirer et ils ont obéi. J’ai vite remarqué en effet que les militaires
à bord de la cascavelle étaient des nôtres. Tous du Centre national
d’entraînement commando (CNEC). Après cela, j’ai rassemblé mes hommes et je
leur dis : «Comme vous le savez, la nuit, tous les chats sont gris; nous
devons beaucoup faire attention. Grouillez rentrer chez vous et revenez demain
matin. Si vous avez peur de venir en arme, venez sans arme. A nouvelle
situation, nouvelle mission». Quand mes éléments ont commencé à se disperser,
les tirs se sont intensifiés. En ce moment-là, je me suis rappelé de ce que le
Président m’a dit dans la nuit du 14 au 15 octobre 1987. Cette nuit-là, je lui
ai posé cette question : «Au regard de la situation délétère qui prévaut,
que comptez-vous faire, Camarade Président ?». Il m’a répondu en ces
termes : «Tu crois qu’ils sont plus intelligents que moi ? Ce sont
des bougres ! Je peux tout de suite balayer, du revers de la main, tout ce
qu’ils préparent. Mais si je le fais, le sang risque de couler de la Présidence
jusqu’à Bobo-Dioulasso. Je préfère que le sang coule du Palais à la
Présidence». J’ai voulu mieux comprendre le sens de ces propos. Il a aussitôt
rétorqué : «Qu’est-ce que tu m’as dit le 17 mai 1983 quand nous sommes
revenus de Bobo ?». «Camarade Président, je vous ai dit que la situation
sentait mauvais, que le climat était tendu, et qu’il n’était pas indiqué de
dormir au même endroit. Vous m’aviez répondu qu’on ne mourrait pas deux fois».
Une façon de me dire qu’il était prêt à assumer ce qui arriverait. Dans la nuit
du 17 mai 1983, il avait été arrêté par des éléments du Groupement blindé, alors
dirigé par le Capitaine Bourou Ki de la gendarmerie. Cette arrestation a été orchestrée
par le pouvoir du président Jean-Baptiste Ouédraogo. Cette fois encore, le 15
octobre 1987, Sankara a assumé pleinement son destin.
Il était visiblement bien informé de
ce qui se tramait. Il aurait donc pu prendre de l’avance pour éviter le pire.
Pourquoi, selon vous, ne l’a-t-il pas fait ?
Il a
été clair : ceux qui lui en voulaient n’étaient pas plus intelligents que
lui. Il m’a même dit que s’il le voulait, il pouvait les mettre en déroute.
Mais s’il le faisait, le sang risquait de couler de la Présidence à Bobo. Et
qu’il préférait que le sang coule du Palais à la Présidence. Il a voulu ainsi
dire qu’il préférait se sacrifier. Il était, comme vous l’avez dit, très
renseigné. D’ailleurs, lors du lancement, en octobre 2017, du Comité
international Mémorial Thomas Sankara (CIM/TS), le Président Rawlings, grand
ami de Sankara, a demandé à une personne de sa délégation d’expliquer ce qui
s’était passé. Et ce dernier a affirmé que Rawlings l’a personnellement envoyé,
au regard de la situation délétère, pour sortir le Président Sankara de l’engrenage,
mais il lui a dit qu’il préférait mourir que de s’exiler. Sankara avait
pratiquement tous les renseignements. Souvent, lorsqu’un membre de sa garde
rapprochée apprenait une information capitale en ville et qu’il venait la lui
rapporter, il en était visiblement déjà informé. Il savait que sa vie était
menacée. Et il était persuadé qu’on ne dirait pas un jour «Voici l’ancien
Président qui passe», mais plutôt «Voici la tombe de l’ancien Président».
Quelles sont, de façon concrète, les
menaces dont vous aviez connaissance ?
Nous
savions que le climat était «pourri». Mais le camarade Président refusait qu’on
réagisse. Comme il l’a dit à Boukary Kaboré Le
Lion, «si quelqu’un touche à un seul cheveu de Blaise Compaoré, il aura
affaire à moi». Il savait que Blaise Compaoré préparait quelque chose contre
lui. Mais il n’a pas voulu anticiper ; il n’a pas voulu verser de sang. Cette
posture a été observée jusqu’au 15-Octobre. Nous avons pratiquement subi les
évènements. C’était déplorable.
Quels sont les autres signes qui laissaient
présager un coup d’Etat ?
Plusieurs
mois avant le 15 octobre, des armes qui nous étaient destinés ont été
subtilement envoyés ailleurs. Nous n’avions finalement que des «14.5» montés
sur des véhicules Jeep et des kalachnikovs. Les canons 105 et les Quadritubes,
qui étaient à notre niveau, ont été retenus au Conseil pour entretien après des
exercices sur le champ de tirs de Mogtédo. Initialement, nous étions bien armés
mais ils ont trouvé, au fil du temps, les subtilités nécessaires pour nous
dépouiller de nos armes, prétextant des réparations ou une répartition du
matériel. Ce qui n’était évidemment pas vrai. Si nous avions cet arsenal, ça
aurait «caillé». Les assaillants n’auraient pas pu tenir face à nous. Nous avons
appris, après le coup d’Etat, que deux de
nos «14.5» avaient été sabotés peu avant la fusillade, les rendant
pratiquement impossible à utiliser. En plus, comme je vous l’ai dit, au moment
où nous cherchions à nous réorganiser, nous avons constaté que notre magasin
d’armes étaient scellé, impossible donc d’y accéder. Tout cela montre que le
coup d’Etat a été bien planifié.
En plus de Blaise Compaoré, on
pointe, de plus en plus, un doigt accusateur sur Gilbert Diendéré et Hyacinthe
Kafando, tous deux mis en examen dans cette affaire. Quel rôle ont-ils concrètement joué dans ce
coup d’Etat ?
Gilbert
Diendéré et Hyacinthe Kafando n’étaient que des exécutants. Blaise Compaoré
était le chef de corps du Centre national d’entrainement commando (CNEC). Ce
sont ses hommes qui ont réalisé le coup d’Etat. Même lorsque nous étions au
Palais présidentiel, c’est Blaise Compaoré qui continuait de nous noter. C’est
lui qui commandait et donnait donc les instructions. En réalité, il cordonnait
tout. Gilbert Diendéré et Hyacinthe Kafando ont dû exécuter les ordres donnés
par le chef de corps du CNEC, Blaise Compaoré.
Même si le Président Sankara n’a pas
voulu agir, sa garde rapprochée aurait pu passer outre sa volonté afin de le sauver et
garantir la suite de la Révolution. On a l’impression qu’il y a eu une sorte de
silence coupable. Qu’en pensez-vous ?
Nous
étions déterminés à sauver la situation. Nous avons alerté, à plusieurs
reprises, le Président sur la nécessité de réagir. Mais il ne l’a pas
voulu. Même au niveau international, il a reçu des alertes. Mais il a
préféré se sacrifier. Nous ne pouvions pas aller contre sa volonté.
Y a-t-il eu, selon vous, des
complicités au sein de la garde présidentielle ?
Certains
militaires du CNEC, qui n’étaient pas à Ouagadougou, se sont retrouvés dans la
capitale le 15 octobre à l’heure du coup d’Etat. Je ne connais pas les motifs
réels de leur présence. Mais après réflexion, cela nous a paru assez curieux.
De plus, j’ai appris que pendant la fusillade, l’un des éléments de la garde
rapprochée du Président Sankara aurait tiré sur lui. L’élément en question a ensuite reçu une
balle à la main. Quelques temps après le coup d’Etat, il a été évacué en France
par le pouvoir de Blaise Compaoré pour se faire traiter. Je l’ai appris de
différentes sources. Je précise que ceux qui assuraient la garde du Président au
moment du coup d’Etat étaient bien compétents et efficaces. Mais il y a eu un
effet surprise. Quels que soient ton courage et ta puissance, si tu es pris
dans une embuscade bien planifiée, ce n’est pas évident que tu t’en sortes. Et
en plus, Sankara lui-même a dit, à plusieurs reprises, que si le sang doit
couler, il n’en serait pas l’auteur. Il a dit clairement qu’il ne voulait pas
avoir les mains tachetées de sang. Il n’a donc pas voulu que sa garde réagisse
malgré la menace persistante. Il a voulu que les choses se passent ainsi. Ça
fait mal, très mal !
Au niveau du Bataillon d’intervention
aéroporté (BIA) de Koudougou, Le Lion
a tout de même tenté la résistance même si cela s’est soldé par un échec.
Le
BIA était commandé par tout un chef de corps. Ils se sont donc organisés de
façon autonome. Boukari Kaboré dit Le Lion avait les mains libres. Mais au
niveau du Palais, lorsque vous en parliez au Président, il vous disait de ne
pas réagir. Que pouvions-nous faire dans ces conditions ?
Alors que les armes crépitaient cet
après-midi du 15 octobre, vous êtes allés au secours des enfants de Sankara.
Racontez-nous ce qui s’est exactement passé.
Comme
je vous l’ai dit, dans la nuit du 14 au 15 octobre, nous avons échangé. Le
Président m’a affirmé ceci : «S’il se produisait un coup d’Etat, prends
les dispositions nécessaires pour sauver Philippe et Auguste». Le 15 octobre,
au moment où le coup d’Etat se produisait, je me suis souvenu de ce que le Président
m’a dit. J’étais avec mes hommes. Nous avions un véhicule de type Alpha-Roméo.
J’ai instruit le Caporal Souleymane Kouraogo d’amener le véhicule. Je lui ai
dit ensuite d’aller chercher rapidement les enfants : Auguste (5 ans),
Philippe (7 ans) et la fille de l’un des amis du Président avec lequel il a été
formé à l’Ecole militaire d’Antsirabe, à Madagascar. Cette fille était âgée de
11 ans. J’ai ordonné au Caporal Kouraogo de les déposer dans une famille près
du collège de Kologh-Naba. Mais lorsqu’il est arrivé au niveau de l’ancien
campement des députés, le chef du protocole du Président, Fulgence Traoré, a
récupéré les enfants. Il est allé les remettre à Mariam Sankara. Ils ont par la
suite quitté le pays. Le Caporal Kouraogo est revenu avec le véhicule Alpha-Roméo.
Et c’est à bord de ce véhicule que nous avons pu, l’Aide de camp, deux autres
personnes et moi, quitter le Palais sous le crépitement des kalachnikovs.
Pour quelle destination ?
Nous
sommes passés par des voies détournées et nous nous sommes retrouvés vers le
rond-point de la Patte d’Oie. L’Aide de camp nous a dit qu’il était mieux qu’on
se rende au Ghana. Intérieurement, je me suis dit : «Qu’est-ce que j’ai
fait de mal pour m’exiler au Ghana ? Je ne suis pas plus important que
ceux qui ont perdu la vie ce jour-là. Mais étant donné que nous étions
pratiquement dans la même situation et que nous risquions d’être éliminés, j’ai
finalement adhéré à l’idée d’aller au Ghana. Là-bas, nous pourrions bénéficier
de la protection du Président Rawlings. L’Aide de camp a voulu que nous
passions par Léo pour éviter d’éventuels traquenards. Nous avons donc emprunté
cette voie. Mais peu avant Saponé, le véhicule étant bas, le carter a percuté
une roche alors que nous voulions traverser un pont. Le véhicule s’est bloqué.
Impossible donc d’avancer. Il fallait replier à pieds à Ouagadougou avant le
levée du soleil. Nous sommes revenus dans la capitale et nous nous sommes
dirigés vers l’actuel ASECNA. J’avais un frère qui habitait dans la zone. Je
suis resté chez lui jusqu’au 18 octobre. Les autres se sont réfugiés ailleurs.
Entre-temps, par l’intermédiaire de mon petit frère, j’ai reçu des instructions
du Lieutenant Gilbert Diendéré. Le message était direct : s’il sait où je
me trouve, qu’il me dise de me présenter au service dans un délai de 72h. Et
que si je ne le fais pas, ce serait considéré comme une désertion. Je me suis
donc rendu au Palais présidentiel le 18 octobre en tenue civile. Lorsque je
suis arrivé, Diendéré m’a demandé pourquoi j’étais en tenue civile. Il m’a
dit : «Va immédiatement porter une tenue militaire et viens recevoir des
ordres». Lorsque je suis revenu, il m’a remis un téléphone Talkie-Walkie de
marque Motorola et m’a dit : «Rejoins-le Palais et tente de remonter le
moral de ceux qui y sont. En cas de difficulté, rends-moi compte immédiatement.
A défaut, rends compte au Lieutenant Traoré Oumar ou à l’Adjudant-Chef Major
Abdouramane Zeytenga». C’étaient eux, les hommes forts du moment! Je suis
effectivement allé au Palais présidentiel. Quelques semaines se sont écoulées. Et
entre-temps, j’ai été envoyé à l’aéroport, précisément au salon d’honneur. Je
suis resté en poste à ce niveau pendant un bout de temps. Je me souviens du
premier voyage du Capitaine Blaise Compaoré à l’extérieur du pays. Il m’a vu au
salon d’honneur et m’a dit : «ça va ?». J’ai répondu oui. Il a
enchainé en me demandant «Et ton enfant ? C’est un garçon ou une
fille ?». Je lui ai répondu que «C’est un commando». Il avait l’art de
plaisanter ainsi avec nous. Il a donc souri en disant : «Toi tu pouvais
mourir hein !». Et il a pris son vol. Deux semaines après ces échanges,
j’ai été muté à Léo comme chef de détachement.
S’agissait-il d’une récompense ou
d’une sanction?
Sanction
ou pas, cela me permettait de souffler un peu. Cela m’a fait penser à un lièvre
qu’on prend d’une cour par les oreilles et qu’on balance en brousse. Il y a un
air de liberté, une bouffée d’oxygène. Depuis ma réintégration le 18 octobre,
l’environnement de travail était très tendu. En nous voyant, certaines
personnes tenaient des propos de haine. Du genre: «Il fallait qu’on abatte tous
ces bâtards qui étaient au Palais avec le Président Sankara. N’eût été les
instructions données par Golf (Gilbert Diendéré), nous devions tous les
abattre».
Après le coup d’Etat, plusieurs
proches de Sankara ont été traqués, emprisonnés, certains tués. Comment
avez-vous vécu ces moments, vous qui étiez de la garde rapprochée du Président
assassiné ?
L’un
des éléments de ma Classe ou de ma promotion, le Sergent Moussa Diallo, chargé
de la gestion des «cascavelles», a été enfermé en 1988. Ils l’ont ensuite
enlevé et sont allés l’abattre à Kamboinsé. Je sais où se trouve sa tombe. A
l’occasion de la journée du pardon en 2001, les parents ont demandé que soient
indiquées les tombes de leurs proches tués. L’un de ses gardes de corps a
indiqué sa tombe. D’autres militaires et civils proches de Sankara ont ét
menacés, arrêtés, emprisonnés. Certains ont même été tués. Après ma première
affectation, j’ai demandé une autre affectation parce que je sentais des menaces.
J’ai demandé à aller à Ouahigouya et, à la longue, je me suis retrouvé à Fada.
J’y suis allé le 15 septembre 1995 et je suis revenu le 20 juillet 2000. La
situation était invivable.
Aujourd’hui, avec le recul, comment
analysez-vous les évènements du 15-Octobre ?
Le
coup d’Etat a complètement mis en retard le pays. Je prends par exemple le cas
des cités. Les cités An2, An3, An4 A et B et 1200 Logements étaient de grandes initiatives
de la Révolution. Il était prévu que ces cités s’étendent pour que tout le
monde ait un logement confortable. Mais le coup d’Etat a donné un coup de frein
à tout cela. Regardez ce que font les sociétés immobilières aujourd’hui. Il y a
trop de conflits liés à la terre. Sous la Révolution, il y a eu d’autres grands
projets réalisés par les Burkinabè eux-mêmes. Si la Révolution avait continué,
le pays serait en avance par rapport à ce que l’on voit actuellement.
Il ressort, de plus en plus, que les
véhicules dans lesquels étaient les assaillants sont partis du domicile de
Blaise Compaoré. En tant qu’élément clé de la sécurité du Président, vous avez
dû chercher à comprendre. Que s’est-il passé de ce côté-là ?
J’étais
au Palais quand la fusillade a commencé. Je ne saurais dire exactement d’où
sont partis les véhicules. C’est après le 15 octobre, lorsque j’ai été
réintégré, que j’ai osé mettre pied à l’endroit où le Camarade Président et les
douze autres ont été abattus. Les survivants m’ont raconté comment les
évènements se sont déroulés. Visiblement, le coup d’Etat a été bien planifié.
Tout a été mis en œuvre pour que ce ne soit pas un échec.
Que vous ont dit ces survivants à
propos de ces évènements tragiques?
Quand
les assaillants sont arrivés, ils ont foncé vers le Secrétariat du Conseil. Sankara
et d’autres personnes étaient dans la salle de réunion. Il a dit :
«Restez, c’est moi qu’ils viennent chercher. Et il est sorti les mains en
l’air, sans arme. Il a été abattu. Les autres, qui étaient avec lui, ont
également été abattus. C’était terrible. Même actuellement, il m’est difficile
d’aller m’arrêter à l’endroit où le Président et douze de ses compagnons ont
été abattus.
Certaines sources font état de complicités
extérieures dans la réalisation du coup d’Etat. France, Côte d’Ivoire, Libéria
et autres. Qu’en est-il ?
Je
me souviens d’une mission en Côte d’Ivoire qui a suscité de grosses
interrogations. Avant le départ de la délégation burkinabè pour Yamoussoukro,
il y a eu des explosions dans l’hôtel où devait loger le Président Sankara.
Nous avons fait le plein de l’avion en kérogène à Ouagadougou. Nous pouvions
donc aller et revenir sans avoir besoin de carburant. Lorsque nous sommes
arrivés, des dispositions ont été prises, du fait des explosions qui se sont
produits dans l’hôtel, pour que personne ne s’approche de notre avion. Le
ministre de l’Intérieur ivoirien a tenté de s’approcher et il a été bousculé.
Il y a eu un incident diplomatique de ce type, mais c’est vite passé. Les
explosions visaient-elles en réalité le Président Sankara ? Nous nous
posons toujours la question. Il y a sans doute d’autres aspects probablement
liés au coup d’Etat. Mais je ne peux parler que de faits que j’ai vécus. Mis à
part cela, j’ai effectivement appris qu’il y a eu de possibles complicités
françaises et libériennes qui ont permis de perpétrer le coup d’Etat. Mais je
n’ai pas de données précises à ce sujet. Il y a sans doute des commanditaires.
Mais les assaillants était tous Burkinabè.
L’instruction du dossier est bouclée.
Et le procès prévu le 11 octobre prochain. Comment analysez-vous ?
Vivement
ce procès ! Il permettra de faire la lumière sur cette affaire.
Tout porte à croire qu’il se
déroulera sans certains acteurs clés comme Blaise Compaoré et Hyacinthe
Kafando. Pensez-vous qu’il y aura vraiment lumière dans cette affaire ?
J’ai
confiance en la Justice. De toute façon, tout le monde sait, pour l’essentiel,
ce qui s’est passé. Il faut que la Justice ait le courage de nous dire ce qui
s’est passé.
Racontez-nous des moments forts que
vous avez vécus avec le Président Sankara.
Les
jeunes qui ont débuté leur formation militaires avec Thomas Sankara depuis le
mercredi 5 février 1975 et qui sont toujours en vie ne sont pas nombreux. Nous
ne sommes pas plus de trente personnes. Je peux citer, entre autres, un
Adjudant-Chef Major et le premier chauffeur de Sankara, Mamadou Traoré. Nous
avons pratiquement tout fait ensemble. Le moment le plus fort, c’est quand, le
3 juin 1975, Amadou Pouralé, le chef du village de Bani, est venu dire à
Sankara que des gens ont enlevé les bœufs d’un éleveur Peul. Et qu’ils ont
emmené le bétail dans la localité de Omo, sur le territoire malien. Il a
informé Sankara qu’il irait récupérer
les bœufs. Il s’est ensuite dirigé vers Omo. Il fallait traverser le village de
Batou, premier village malien après la frontière, avant d’arriver à Omo. Mais le
chef et ses hommes sont tombés dans une embuscade près de la localité de Batou.
Le seul survivant, le chauffeur du chef, est revenu rendre compte à Sankara
vers 15h. Ce dernier, à son tour, a rendu compte à l’Etat-Major. Le même jour, nous avons décollé la nuit pour la frontière. Nous
sommes arrivés à Djindjé, dernier village burkinabè avant la frontière, vers
23h. Le lendemain matin, nous avons désigné deux éclaireurs civils qui nous ont
guidés jusqu’au village de Batou. Dès 5h45 mn, le dispositif était en place et
nous avons lancé le premier obus, un mortier 60. Cet assaut nous a permis de
récupérer des armes de la partie malienne dont des PKMS et des kalachnikovs. Le
Commandant Hamadou Sawadogo, qui conduisait la CIA, a envoyé un Berlier civil
pour nous aider à replier à Bahn (actuelle région du Sahel). Le lendemain, les
Maliens ont fait survoler, à basse altitude, deux Migres 21 dans la localité de
Bahn. Sankara nous a immédiatement donné des instructions : si prochainement,
nous constatons cela, nous devons rafaler ces Migres 21 tous ensemble, avec
l’espoir qu’une balle atteigne l’un des Migres. Le lendemain, les mêmes avions sont passés mais
à haute altitude. Avec Sankara, nous n’avions pas du tout peur. Et les
résultats étaient palpables.
Des moments assez particuliers à
l’approche du 15 octobre ?
Oui,
mon dernier voyage à Tripoli. Kaddhafi nous avait promis des cascavelles et des
missiles antichars. La Libye les avait récupérés aux mains des rebelles lors de
la prise de la bande d’Ahouzou. Nous étions trois pour cette mission:
l’Aide de camp du Président Sankara qui était le pilote, Antoine Sanou du
Groupement blindé, notamment la cavalerie, et moi. J’avais dit bien avant à
Sankara que si, en décembre 1985, le Burkina disposait de missiles antichars
comme ceux que nous avons vus pendant notre formation au Maroc, l’armée malienne
n’oserait pas engager ses chars pour les combats. La Lybie nous avait promis,
au niveau de la cavalerie, deux escadrons de chars munis de radars couvrant un rayon minimum de cinquante kilomètres. Nous
sommes revenus de Lybie le 27 septembre 1987. Mais après les évènements du 15
octobre, Kadhafi ne nous a finalement pas envoyé ce matériel.
Quel est le dernier livre que vous
avez lu ? Et quelles leçons en avez-vous tirées ?
«Sankara
le rebelle» de Sennen Andriamirado. Ce livre contient des vérités. Il retrace
des faits édifiants sur les évènements du 15-Octobre. J’y ai par ailleurs ma
photo. Je suis arrêté à gauche de Thom. A droite, le Sergent-Chef Yoda du
service protocole du ministère des Affaires étrangères.
Propos recueillis par Hervé D’AFRICK