Elle n’avait que quatre mois lorsque
son père, Frédéric Kiemdé, alors Conseiller du Président Sankara, a été
assassiné. Au même moment d’ailleurs que le leader de la Révolution d’août.
Aujourd’hui, Aida Kiemdé a grandi. Et elle répond, sans détours, à nos questions.
Avec un message fort : «Nous aimons Thomas Sankara, nous le respectons.
Mais il n’y a pas que Sankara. Nos papas sont aussi morts le 15 octobre. Ils
ont été des acteurs clés de la Révolution. Ne les oublions pas». Et il n’y a
pas que ça.
Courrier confidentiel : L’ancien Président Blaise Compaoré est mis en
accusation pour «attentat à la sûreté de l’Etat», «assassinat» et «recel de
cadavres». Comment analysez-vous cela ?
Aida
Kiemdé : Pour nous, c’est une excellente nouvelle. Cela nous permet de
voir le bout du tunnel après de longues années. Nous espérons que la suite se
passera dans les règles. Et que nous aurons un procès avec la présence
effective de Blaise Compaoré. C‘est déjà un très grand pas dans le dossier
Thomas Sankara et ses compagnons.
Il risque cependant d’avoir des zones
d’ombre pendant le procès. Les mandats d’arrêt lancés contre Blaise Compaoré et
Hyacinte Kafando n’ont jusque-là pas été exécutés…
Je
pense qu’il y a une sorte de protection autour de Blaise Compaoré. Le fait de
dire qu’il est devenu Ivoirien n’est pas un argument valable. Il a été pendant
27 ans président du Faso. Il a porté la nationalité burkinabè pendant toutes
ces années. Et aujourd’hui, on veut nous dire que sa nationalité ivoirienne qui
est assez récente prévaut sur sa nationalité burkinabè ? C’est une grosse
mascarade, complètement ridicule. Il doit être livré à la Justice burkinabè. J’invite
le peuple ivoirien à se soulever afin que Blaise Compaoré soit livré et réponde
de ses actes. Trente-quatre ans après le coup d’Etat, il est temps que justice
soit faite.
Avez-vous le sentiment que la Côte
d’Ivoire entretient une impunité autour de cette affaire ?
Exactement !
Blaise Compaoré est effectivement protégé. Sinon, le mandat d’arrêt lancé par
le juge d‘instruction aurait été exécuté et il serait, à l’heure actuelle, au
Burkina pour répondre de ses actes. Je pense qu’il est complètement protégé.
Vous avez perdu votre père, Frédéric
Kiemdé, lors du coup d’Etat du 15 octobre 1987. Comment avez-vous vécu, à
l’époque, ces évènements tragiques ?
Le
15 octobre 1987, j’avais quatre mois. Je n’ai donc rien vu, ni ressenti. Par la
suite, quand on apprend comment les évènements se sont déroulés, ça fait
vraiment mal. Surtout quand on perd un être cher comme son papa. Ceux qui ont
perdu un père ou un autre membre de leur famille comprennent notre peine, notre
douleur. C’est une partie de nous qui meurt. Pour moi, chaque 15 octobre est un
moment douloureux. Je repense encore à la vie que j’aurais dû avoir aux côtés
de mon papa ; bénéficier de ses conseils, vivre avec lui. Mais c’est
quelque chose que je ne connaitrai jamais. C’est très dur, c’est très très
difficile.
De ce qu’on vous a dit de votre père,
que retenez-vous d’essentiel ?
Mon
père était quelqu’un d’engagé. Au fond, il devait être au courant qu’il était
près de la mort. C’est quelqu’un qui disait «la patrie ou la mort, nous
vaincrons» et il vivait cela. Lui, Sankara et leurs compagnons l’ont démontré
en mourant pour leur patrie, en gardant cette fierté, cet honneur. J’ai pu
récupérer plusieurs de ses dossiers qu’il traitait pendant qu’il était
Conseiller du Président Thomas Sankara. A travers ses dossiers, on voit
quelqu’un d’engagé, de motivé pour son pays. Il était à 100% pour sa patrie et
fidèle à son peuple. Il s’est donné jusqu’au bout.
Que disent exactement les dossiers
que vous avez consultés ?
Ils
sont relatifs à des réunions tenues avec Thomas Sankara. Des stratégies qu’ils
voulaient mettre en place par rapport à la Révolution. Ce sont des dossiers
très très intéressants que je garde jalousement. Ils décrivent l’ambiance à
cette époque, leur engagement, leur volonté de développer le Burkina Faso.
Malheureusement, il y a eu la fin de la Révolution. J’ai pleuré la fin de cette
Révolution comme tout le monde.
Trente-quatre ans après, Thomas
Sankara reste pourtant vivant, même au-delà du Burkina…
Oui,
j’admire beaucoup Sankara. Je le respecte ainsi que la famille Sankara. Par
contre, j’estime qu’il y a une sorte d’inégalité. On admire beaucoup Thomas
Sankara mais on oublie qu’il y a d’autres personnes, des pères de famille qui
ont travaillé pour la Révolution. Car Sankara ne pouvait pas faire tout seul la
Révolution. Il y avait d’autres hommes avec lui. D’ailleurs, certains d’entre
eux sont morts avec lui. Ils étaient ses conseillers juridiques, des
journalises, des militaires. Mais malheureusement, on n’en parle pas
suffisamment. Il y a un sentiment de douleur au niveau des familles. On se dit
que c’est bien qu’on parle de Thomas Sankara ; c’est un leader
charismatique qui a beaucoup apporté au Burkina. Mais c’est dommage quand on
voit beaucoup de journalistes, d’activistes burkinabè parler de Sankara et ne
pas parler de ses compagnons. Des personnes qui méritent, eux aussi, qu’on s’intéresse
à eux, qu’on parle d’eux. Ce sont des figures importantes qui méritent dêtre
mises en lumière. Mais on a le sentiment que nos papas sont oubliés. Plus on
avance dans le temps, plus on oublie que ce sont des personnes qui ont existé,
qui ont également apporté leur pierre à l’édifice. On oublie que ce sont des
gens qui ont aussi des familles. Récemment, on parlait d’un film concernant les
orphelins de Sankara. Des étudiants envoyés en formation sous la Révolution et
dont les projets ont été stoppés après la Révolution. Je ne leur dénie pas le
droit d’être des orphelins de Sankara. Mais moi, en tant que fille de Frédéric
Kiemdé, décédé le 15 octobre 1987, j’ai trouvé cela inapproprié car les vrais
orphelins sont oubliés. Je ne suis pas contre ce film, mais je constate que les
vrais orphelins y sont occultés. Nos papas sont également morts. C’est dommage pour mon papa et les autres
papas assassinés avec Sankara.
Un monument a tout de même été érigé
en mémoire des suppliciés du 15-Octobre. Estimez-vous qu’il y a, là aussi, un
goût d’inachevé ?
L’érection
de ce monument est une bonne initiative. Les personnes tuées avec Sankara sont
représentées. Mais concernant les portraits, la ressemblance n’est pas forte.
Dans les finitions, il y a des choses à améliorer, surtout concernant les
personnes mortes avec Sankara. En outre, pour l’organisation du 15-Octobre, il
serait bon de prendre attache avec les familles bien avant. Il ne faut pas
attendre la dernière minute pour le faire. Nous souhaitons être impliqués dans
l’organisation de façon effective.
L’autre sujet qui avait créé la
polémique, c’est l’exhumation des restes des corps pour les besoins de l’enquête.
Certains avaient trouvé que c’était complètement indécent. Aviez-vous donné
votre accord pour cette exhumation ?
Je
suis pour que justice soit faite. Et pour cela, il faut œuvrer à ce que la Justice
puisse avoir tous les moyens pour la manifestation de la vérité. Personnellement,
ça ne me dérangeait pas. A partir du moment où la Justice nous le demande afin
qu’on puisse aboutir à la vérité, savoir ce qui s’est réellement passé ce
jour-là, on est d’accord. Nous n’étions pas du tout contre l’exhumation.
Blaise Compaoré qui a pris, par coup
d’Etat, le pouvoir en octobre 1987, a été chassé en octobre 2014 par une
insurrection populaire. Satisfaction pour vous ?
Cela
a été une délivrance pour nous. Nous avons eu un sentiment de fierté
d’appartenir au Burkina. Le pays était étouffé par le régime Compaoré. Le
départ de Blaise Compaoré a été un signal fort pour la justice dans cette
affaire. Je remercie vraiment le peuple burkinabè. J’en suis très fière. Je
remercie tous ceux qui se sont mobilisés pour faire partir Blaise Compaoré.
Le débat politique est aujourd’hui
dominé par la réconciliation nationale. Le Président Kaboré a même créé un
ministère d’Etat chargé de la question. Comment analysez-vous cela ?
Je
suis chrétienne et je suis pour la réconciliation. Dans ma religion, on nous
demande de pardonner, de faire la paix dans nos cœurs. Mais il faut d’abord qu’il
y ait justice. Nous avons besoin de savoir ce qui s’est réellement passé le 15
octobre. De savoir qui a fait quoi. Nous voulons d’abord faire notre deuil. Je
dis oui à la réconciliation mais à condition que la Justice fasse d’abord son
travail. Il faut que les responsabilités soient situées.
A quand votre retour au
Burkina ?
J’aimerais
être au Burkina pendant le procès. Je ne sais pas quand mais j’espère être là
très bientôt. Je veux assister au procès.
Y a-t-il autre chose qui vous tient
particulièrement à cœur et que vous souhaitez exprimer ?
Oui !
C’est le fait que nos papas soient aujourd’hui complètement oubliés. J’ai envie
d’envoyer un signal en disant «N’oubliez pas ces hommes ! » Ils
méritent aussi qu’on se souvienne d’eux. Nous respectons et aimons Thomas
Sankara mais n’oublions pas les autres qui sont morts le 15 octobre. Au niveau
des familles, ça nous fait mal qu’on ne parle plus d’eux. Ça nous blesse !
Propos recueillis par Hervé D’AFRICK