Les faits se sont déroulés vite, très vite le
15 octobre 1987. Des militaires armés, tous membres de la garde rapprochée de
Blaise Compaoré, font irruption, aux environs de 16h30 mn, dans les locaux du
Secrétariat du Conseil national de la Révolution (CNR). Effet de
surprise ! Ils tirent à bout portant sur les éléments de la garde
rapprochée du Président Sankara, postés dans le couloir et à l’entrée de la
salle de réunion. Sankara et douze de ses compagnons sont ensuite abattus. Les
assaillants sont tous du Centre national d’entrainement commando (CNEC). Le
Chef de corps de cette unité d’élite, Blaise Compaoré, N° 2 de la Révolution,
portait également la casquette de ministre d’Etat chargé de la Justice. Des
témoignages concordants (Voir CC N° 222 du 5 janvier 2021) indiquent,
clairement, que les deux véhicules, à bord desquels étaient les exécutants du
coup d’Etat, sont partis du domicile de cet homme qui deviendra bientôt le
nouveau Président du Faso. Mais certains acteurs du complot étaient déjà au
Conseil de l’Entente. Ils ont préparé le terrain avant l’arrivée du commando.
Le matin du
15 octobre, aux environs de 8h, il se passe quelque chose d’assez étrange. L’un
des conseillers de la Présidence tente de joindre Blaise Compaoré. Il appelle
d’abord le Conseil de l’Entente, Quartier général du Conseil national de la
Révolution (CNR). «Blaise» n’y est pas.
Coup de fil ensuite au ministère de la Justice. Là aussi, point de Blaise
Compaoré. Mais où se trouve-t-il ? Encore un coup de fil. Cette fois à son
domicile, à quelques encablures de l’Assemblée nationale. On l’informe, enfin,
que le N°2 de la Révolution est là. Le conseiller se met alors en route.
Lorsqu’il arrive à destination, il est presque 9h. Premier constat, dit-il,
Blaise Compaoré est en tenue de sport, sur la terrasse. «Je lui ai demandé ce
qu’il faisait à la maison à cette heure-là dans une tenue pareille. Il m’a
répondu qu’il avait le palu». Quelques moments d’échanges entre les deux
hommes. Le conseiller qui, apparemment, était conscient du climat délétère,
fait une suggestion à Compaoré. Il tente de sauver les meubles: «Je lui ai dit
qu’il fallait faire une déclaration aujourd’hui même pour dire que, chemin
faisant dans la Révolution, le ver est entré dans le fruit. Mais que les leaders
en ont pris conscience et travaille à ramener une situation normale». Et là,
Blaise Compaoré lui demande si, en rentrant, il avait vu Gilbert Diendéré
sortir. «J’ai répondu Non», affirme le conseiller. Compaoré lui fait alors une
révélation. «Il m’a dit que c’est la première fois que Diendéré et lui ont
parlé de politique». Et tout porte à croire que les questions politiques qu’ils
venaient d’aborder portaient les germes du coup d’Etat. A ce sujet, le
conseiller de la Présidence a sa petite idée : «Cela peut vouloir dire
qu’ils ont convenu de «neutraliser» Thomas en début d’après-midi», affirme-t-il.
Selon des
témoignages concordants, Gilbert Diendéré, qui avait le grade de Lieutenant, semble
avoir pris une part active dans la réalisation du coup d’Etat. Il aurait
préparé le terrain au sein du Conseil avant l’arrivée des assaillants, conduits
par Yacinthe Kafando, l’un des éléments de la garde rapprochée de Blaise
Compaoré. Plusieurs témoins sont formels : Diendéré était bel et bien au
Conseil peu avant le coup d’Etat. Et pour embarquer certains militaires dans
leur folle aventure, les putschistes ont tenté de faire croire que Sankara et
ses «partisans» avaient décidé d’éliminer Blaise Compaoré et sa garde à 20h. Et
qu’il était impératif de prendre les devants. «Effectivement, étant au Conseil,
j’ai vu le cortège du regretté Président rentrer. Quelques temps après, j’ai vu
le Lieutenant Diendéré sortir de l’une des salles, lever la main et appeler (…)
Je suis allé à lui. Arrivé à son niveau, il a continué d’avancer en direction
du bâtiment où se trouvait le trésorier Konari Dramane. Il a appelé le regretté
Sawadogo Charles (…) On était deux, côte à côte avec lui. On marchait et on
rentrait dans le bâtiment. Il nous a dit : «La situation est gâtée.
L’ordre a été donné de nous attaquer». J’ai aussitôt rétorqué en ces
termes : «Qui va nous attaquer ? (…) Ce n’est pas le Président qui
vient de renter en salle de réunion ?». Il a répondu «Oui». J’ai demandé
qu’on aille le voir. On avait commencé à aborder les premières marches de
l’escalier du bâtiment. Il a dit que ce n’est pas possible. En même temps, on a
entendu les coups de feu. Lui et Charles ont continué de monter sur le
bâtiment».
Et même après
le coup d’Etat, ils ont tenté de rallier les soldats à leur cause. L’un des
militaires en parle : «Arrivé au Conseil de l’Entente, je suis allé voir
le chef de corps adjoint, le Lieutenant Diendéré Gilbert dans son bureau. Je
lui ai demandé ce qui se passait. Il m’a dit exactement ceci : «Sankara
avait décidé d’éliminer les chefs historiques et ces derniers ont décidé de
l’éliminer. Il ne peut pas contester m’avoir dit ça. Il me l’a dit
personnellement dans son bureau. J’étais désemparé». D’autres militaires en
parlent également: «J’étais soldat et j’étais effectivement au Conseil ce
jour-là. J’ai vu les véhicules du cortège du Président Sankara entrer par la
porte principale du Conseil de l’Entente. Je ne sais plus combien de temps
après, on a entendu les coups de feu (…) Le 15 octobre 1987, lorsque j’étais au
Conseil pour faire le sport, j’ai vu le Lieutenant Diendéré Gilbert. Je l’ai vu
entre le bâtiment Togo et le bâtiment central». Et un autre témoin d’ajouter
ceci : «(…) J’étais dans mon bureau
à l’étage du bâtiment Togo. Entre-temps, aux environs de 16h-16h30 mn (…) j’ai
entendu les premières rafales. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un incident
de tir. Quand les tirs ont repris quelques minutes plus tard, je me suis
précipité en bas pour voir ce qui se passait. J’ai rencontré mon chef Diendéré
Gilbert qui m’a dit que l’Escadron de transport et d’Intervention rapide (ETIR)
se préparait à monter sur nous. Il m’a instruit de prendre les dispositions
prévues en pareilles situations. En ce moment, des tirs s’entendaient de toutes
parts, aussi bien à l’intérieur du Conseil que du côté de la Présidence du
Faso». Plusieurs témoins indiquent, sans détours, qu’il y avait une complicité entre
Gilbert Diendéré et les assaillants. En faisant croire que Sankara préparait un
coup d’Etat, il aurait ainsi justifié l’action du commando qui a exécuté le
Président et douze de ses compagnons.
Les archives
françaises déclassifiées ont également livré certains secrets du coup d’Etat.
Dans une note restreinte du ministère français de la Défense, datée du 5
novembre 1987, Blaise Compaoré tente, à demi-mots, de justifier les évènements
du 15-Octobre. Et il tire largement la couverture de son côté. Morceaux
choisis : «Les divergences avec Sankara étaient devenues nombreuses depuis
un an. Zongo, Lingani et moi-même allions lui demander de démissionner. Nous
avions envoyé quelqu’un auprès du père de Sankara afin que celui-ci tente de le
raisonner. Cette démarche avant la rupture n’a eu aucun résultat», dit-il. Et
il ajoute ceci : «Entouré d’une bande d’idéologues qui lui faisaient faire
n’importe quoi, il s’était enfermé dans l’exercice du pouvoir personnel». Et
«Blaise» ne se limite pas là. Il tente, coûte que coûte, de faire croire qu’il
avait raison. Et il n’hésite pas à diaboliser Thomas Sankara. Ce dernier «avait
créé, dit-il, l’OMR (Organisation marxiste révolutionnaire), composée
essentiellement de ses gardes du corps qui siégeaient, au titre de l’OMR, au
CNR. Depuis plusieurs mois, il pratiquait le népotisme en favorisant ses
proches. Il avait prévu de nous faire arrêter tous les trois : Zongo,
Lingani et moi le jeudi 15 octobre à 20h. Devaient agir Vincent Sigué et
d’autres hommes de main de la garde et de la FIMAT (Force d’intervention du
ministère de l’Administration territoriale). J’en ai été avisé par les hommes
de la garde présidentielle qui ont appartenu à mon unité. Connaissant l’homme,
j’ai pris cela très au sérieux. Je n’ai jamais approuvé les actions violentes
qu’il avait fait commettre. Mais je n’en ignore aucune. Je connaissais donc sa
détermination (…)». Dans cette note «déclassifiée» des services secrets
français, Blaise Compaoré, comme s’il sentait une épée de Damoclès sur sa tête
après le coup d’Etat, accuse celui qu’il appelait, bien avant, son «ami» et son
«frère» de n’avoir «pas hésité à faire déposer une bombe à Yamoussoukro» en
Côte d’Ivoire. «Il était disposé à nous faire exécuter. Je voulais me retirer à
Pô. Avec Zongo et Lingani, nous avions pris comme seule disposition de ne
jamais nous retrouver tous les trois au même endroit». Et comme s’il tentait
une ultime explication dans l’espoir de sauver sa tête, il brandit cette phrase
massue : «Le 14 au soir, nous avons tenté une dernière fois de le
raisonner. Nous nous sommes réunis tous les quatre à 19h30. Il est parti en
claquant la porte et en ajoutant qu’il ne voulait plus jamais discuter avec
nous». Blaise Compaoré affirme, enfin, que ce qui s’est passé dans l’après-midi
du 15-Octobre est une initiative personnelle de ses hommes. Et qu’il n’en était
pas informé. «Mes hommes savait le danger qui me menaçait. Dans l’après-midi du
15 octobre, alors que j’étais à mon domicile, près de l’ambassade de France,
ils ont décidé d’agir avec, à leur tête, l’un de mes principaux adjoints, un lieutenant. Ils ont investi le
Conseil de l’Entente vers 16h, avec l’intention d’arrêter Sankara. Quelques-uns
des gardes du corps de Sankara ont ouvert le feu et mes hommes ont répliqué. Il
a été tué à 16h20. C’est à mon domicile que mes hommes m’ont avisé que
«l’affaire est réglée». Je pensais alors qu’il avait été arrêté. Ce n’est qu’en
arrivant au Conseil de l’Entente que j’ai constaté les faits. J’ai été
profondément choqué. Il a fallu des heures avant de réagir. Le seul ordre que
j’ai donné a été de faire enlever les corps. Je n’ai pas voulu sa mort et c’est
vraiment un drame. Il était allé trop loin, n’écoutait plus personne et nous
étions tous trois menacés, Zongo, Lingani et moi. Nous ne voulions que sa
démission».
Mais selon
plusieurs témoignages, cette version, servie par Blaise Compaoré, a du mal à
prospérer. Résumé des faits : il était chez lui. Et c’est de son domicile
que sont partis les deux véhicules qui transportaient les assaillants, tous
membres de sa garde rapprochée (Voir CC N° 222). Il a été le premier à être
informé que la mission a été exécutée. D’abord par téléphone. Les assaillants
sont allés un peu plus tard le chercher. Ils l’ont emmené sur la scène du crime. Et là,
il affirme avoir ordonné seulement que les corps soient enlevés. Et ce n’est
pas tout. Les témoignages auxquels nous avons pu avoir accès concordent sur le
fait que l’assassinat de Sankara avait été programmé. Certains de ses proches,
dans les milieux militaires et civils, avaient contacté le Président pour
l’inviter à prendre des dispositions afin de parer à un probable assassinat. Mais
Sankara ne voulait visiblement pas se salir les mains. A certains de ses
proches, il a laissé entendre ceci : «Le jour où la Révolution fera couler
le sang, nous aurons perdu (…) Mais le sang ne coulera jamais de ma main».
Alouna Traoré, rescapé du coup d’Etat pour avoir fait le mort, affirme que le
coup avait visiblement été organisé : «Le sentiment que j’ai, est que nous
sommes rentrés au Conseil dans un dispositif préparé qui nous attendait». Il
est formel. La garde de Sankara n’a pas tiré. Le commando assassin a créé un
effet de surprise. «Ça s’est passé très vite. Il n’y a pas eu de riposte. Ils
ont cherché à neutraliser tous les éléments, à l’extérieur et dans les environs,
qui pouvaient essayer de riposter». Blaise Compaoré lui-même l’a dit :
«Ils ont décidé d’agir avec, à leur tête, l’un de mes principaux adjoints, un lieutenant».
Par Hervé D’AFRICK