Cette affaire brûlante, qui tient en haleine la
République depuis plus de 33 ans, livre de plus en plus ses secrets. L’instruction
du dossier est pratiquement terminée. Des témoins, tapis dans l’ombre depuis le
coup d’Etat du 15 octobre 1987, ont parlé. Et tout porte à croire que le
complot a été articulé à plusieurs niveaux : Secrétariat du Conseil national de
la révolution, gendarmerie nationale, Force d’intervention du ministère de
l’Administration territoriale et de la Sécurité (FIMATS). Mais également à l’Escadron
de transport et d’intervention rapide (ETIR). Nous avons eu accès à plusieurs témoignages.
Le
climat était pourri au sommet de l’Etat. Et le coup était prévisible. Quelques
jours avant le 15 octobre, «l’un de mes cousins, un civil, (…) a demandé, de
façon insistante, à me voir», raconte un haut responsable de la Sécurité, alors
proche de Thomas Sankara. «Il m’a dit d’inventer un alibi pour ne plus aller au
travail à la Présidence». La raison ? «L’exécution de Sankara était
imminente». Il a même précisé que cette exécution aurait lieu au « bureau» du Président. Autre
détail : «Le commando a déjà été désigné ; et en tant que mon
cousin, il tenait à m’en avertir vu que Thomas Sankara ne voulait prendre
aucune disposition» face aux graves menaces qui pesaient sur lui. Le danger
était donc imminent. Et à ce sujet, un ancien militaire apporte des précisions :
«Le 14 ou le 15 octobre 1987, le Lieutenant Gilbert Diendéré a convoqué une
réunion des gradés sans ceux de la sécurité rapprochée du Président Sankara.
(…). Il a dit, au cours de cette
rencontre, qu’il y avait une réunion du CNR le 15 octobre à 19 h au Conseil.
Que selon les informations, le Capitaine Sankara devait venir introduire la
réunion et repartir (…) Il nous a dit que Sankara préparait un coup contre
Blaise Compaoré au cours de la réunion du CNR de 19 h qui devait être exécuté
par Sigué Vincent et ses hommes. Il a ajouté qu’il fallait tout faire pour
éviter ce bain de sang en procédant à l’arrestation du Capitaine Thomas Sankara
à son arrivée à 15 h (…)». Selon ce témoin,
Sankara devait être ensuite «amené en résidence surveillée à Pô». Mais
selon des témoignages concordant, cela n’était qu’un alibi pour facilement
exécuter le coup d’Etat. «Dans la journée du 15 octobre, le Lieutenant Diendéré
a consigné le quartier pour pouvoir mettre à exécution son plan (…)», explique
l’un des militaires. Et un autre d’ajouter ceci : «Il n’y avait pas
d’entente entre Yacinthe et son groupe et les éléments de Sankara. Moi j’étais
isolé. J’étais aussi le beau-frère du Commandant Lingani. Ils pouvaient aussi
penser que si j’étais au courant de quelque chose, je l’aurais dénoncé. Ils ont
même pris des mesures contre moi au moment de l’action et j’ai été arrêté et
emprisonné ».
Autre
témoignage : «J’ai rencontré plusieurs fois Thomas Sankara (…) »,
confie une personnalité française au moment des faits. Ses dernières rencontres
avec le Président, c’était fin septembre-début octobre 1987. «A cette date-là,
dit-il, nous avons acquis la conviction que Blaise Compaoré a obtenu un feu
vert d’Abidjan, voire Paris, pour assassiner Thomas Sankara. Lorsque le Président
du Faso me pose la question habituelle : «Que dit la
rue ? », je lui réponds très directement : «La rue dit que
Blaise va te tuer ». De mémoire, Thomas s’insurge. Il nous dit que Blaise
n’a pas besoin de le tuer car il lui a confié sa propre sécurité. Et qu’il a
même proposé de se retirer pour qu’il puisse devenir le numéro 1. Comme
j’insiste en lui fournissant plusieurs détails qui traduisent l’effervescence de
l’entourage de Blaise Compaoré, il me répond, en substance, que nous voyons le
mal partout et que tout se passera bien, nous n’avons rien à craindre. Mais en
même temps, il nous expose en une longue tirade son choix et sa volonté de ne
pas faire couler le sang. Il précise : «Le jour où la Révolution fera
couler le sang, nous aurons perdu (…) Mais le sang ne coulera jamais de ma
main. Mon inquiétude s’aiguise lorsque Thomas me parle de son épouse Mariam et
surtout de ses deux fils Philippe et Auguste. Ceci est étonnant car le
Président du Faso ne parlait jamais de sa vie privée et des siens».
A
présent, c’est un journaliste français qui parle : «Le 14 octobre 1987, à
la mi-journée, alors que je déjeunais avec des invités à mon domicile à
Abidjan, le Président Thomas Sankara m’a appelé au téléphone, sans
intermédiaire ; ce qui n’était pas habituel. C’était la première fois.
Lorsque je prends le téléphone, je suis donc surpris, stupéfait. Je ne peux pas
vous répéter aujourd’hui exactement les paroles du Président, sauf deux mots
qui sont restés gravés dans ma mémoire parce qu’ils revenaient fréquemment :
il disait sans cesse «Très mal». Il exprimait la plus vive inquiétude mais
« à la Sankara », avec un peu de plaisanterie malgré tout.
Visiblement, il ne voulait pas que je le prenne pour un appel de détresse, mais
c’en était un. Il me dit en gros « Tu devrais venir très rapidement,
ça va vraiment très mal ici. ». J’ai alors décidé de me rendre à
Ouagadougou, mais sans vraiment saisir l’urgence extrême. Le lendemain, en fin
d’après-midi, j’apprends la mort du Président Thomas Sankara, probablement par
ma Rédaction à Paris ou par les collègues de Reuters qui étaient dans le même
bâtiment que moi. J’envoie alors un message télex à la Présidence et reçois, en
retour, une réponse du Capitaine Blaise Compaoré me disant de venir en dépit de
la fermeture des frontières terrestres et aériennes. J’arrive à Ouagadougou, le
16 ou le 17 octobre 1987 au soir, mais je penche plutôt pour le 16 octobre, à
bord d’un véhicule avec trois confrères journalistes anglophones. A la
frontière, on nous laisse entrer. Le soir même, je rencontre, seul, Blaise
Compaoré au Conseil de l’Entente. Je n’ai même pas eu le temps de me changer.
Il me parait très abattu, les traits creusés. Il me dit, en substance, qu’une
tragédie s’est produite, que Thomas est mort. Il ne me dit rien sur son rôle
dans cette tragédie.
Tout
indique pourtant que le commando qui a exécuté Sankara et ses compagnons est
parti du domicile de Blaise Comaporé. Un témoin clé du coup d’Etat en
parle : ce jour-là, «vers 16h, on était au domicile de Blaise Compaoré derrière
l’Assemblée nationale. Blaise lui-même était à l’intérieur, dans sa maison. On
jouait aux boules et au damier devant la porte. Kafando Yacinthe, Nabié N’Soni,
Ouédrapogo Arzouma dit Otis et Maiga Hamidou sont sortis de la maisonnette dans
laquelle on dormait quand on est de service et où on gardait nos affaires et
qui est collée à la cour de Blaise Compaoré». L’opération sanglante du
15-Octobre se met alors en marche. Yacinthe
Kafando ordonne à des militaires d’embarquer dans un véhicule. «Nabonsséouindé,
Nacoulma Wampasba, Sawadogo Idrissa» ont immédiatement «embarqué». Pas de temps
à perdre. Il faut faire vite, très vite pour ne pas éveiller de gros soupçons. «On
part au Conseil», nous a-t-il lancé. Les ordres se succèdent. «J’étais
chauffeur; Yacinthe m’a dit de démarrer. Il était mon chef de bord avec Idrissa
et Nabonsséouindé derrière». Et voici un deuxième véhicule qui démarre
pratiquement au même moment. «C’est la 504 blanche de Blaise Compaoré». A bord,
«Maiga Hamidou au volant (…) avec Nabié N’Soni et Ouédraogo Otis plus d’autres
personnes». Les deux véhicules entre par la grande porte du Conseil. Le
premier, avec Yacinthe aux côtés du chauffeur, accélère et prend les devants. Un
peu plus tard, les véhicules stationnent. «Les gens sont descendus», raconte le
témoin. Et «pendant que je manoeuvrais pour aller garer le véhicule, Yacinthe a dit «On part !». Les voici donc qui
redémarre. «Au moment de passer devant le bâtiment où le Président Sankara
était en réunion, juste après le mât du drapeau à notre droite, Maïga a virgulé
avec son véhicule et est allé s’arrêter après le couloir du Secrétariat. Je
voulais le suivre et m’arrêter derrière lui. Yacinthe Kafando m’a demandé ‘’Tu
pars où ?». En même temps, il a tiré sur le volant et on est allé cogner
la porte du couloir du Secrétariat». Et puis, du coup, les évènements
s’accélèrent. Comme dans un film d’action ! Sauf que là, c’est du réel. Et
dans quelques minutes, le Président Thomas Sankara et douze de ses compagnons
seront mortellement fauchés par les balles. Les assaillants étaient fortement
équipés : «Nous avions tous, chacun, un fusil kalachnikov avec trois
chargeurs plus un pistolet automatique (PA)». Certains avaient même «quatre
chargeurs de kalachnikov», précise le témoin. Et ce n’est pas tout. «Il y avait
d’autres armes dans le véhicule. Des RPG7 et des fusils mitrailleurs».
Par Hervé D’AFRICK